JAPON - L’économie contemporaine

JAPON - L’économie contemporaine
JAPON - L’économie contemporaine

L’économie japonaise s’est affirmée, depuis les années 1980, comme la plus dynamique des pays industrialisés mais aussi comme la deuxième plus puissante du monde. Ruinée en 1945, elle totalise aujourd’hui près de 3 400 milliards de dollars de produit national brut (environ 2 900 milliards en parité de pouvoir d’achat), soit l’équivalent de 60 p. 100 du P.N.B. des États-Unis ou encore la somme de ceux de l’Allemagne, de la France et du Royaume-Uni. En termes de produit intérieur brut par habitant, exprimé en parité de pouvoir d’achat, le Japon (17 645 dollars en 1991) a dépassé la France en 1985, rattrapé l’Allemagne en 1988 et largement réduit l’écart qui le séparait des États-Unis. Si le Japon réalisait seulement 3 p. 100 de l’activité économique mondiale en 1960 (selon le P.I.B.), il en représente aujourd’hui 15 p. 100, contre 23 p. 100 pour les États-Unis.

L’archipel se classe désormais au premier rang dans la hiérarchie des pays les plus industrialisés et se pose comme l’un des trois pôles dominants des relations internationales, avec les États-Unis et la Communauté européenne.

Cette réduction de l’écart de développement avec l’Occident n’a été possible que parce que l’économie japonaise a connu, dans le cadre d’une économie de marché stimulée en permanence par l’État et par la haute administration, un mouvement de croissance très soutenu, obstinément poursuivi à un rythme deux fois supérieur en moyenne annuelle à celui des pays industrialisés, depuis 1960, et notamment à celui des États-Unis. L’évolution montre que, après une phase extrêmement rapide de 9,5 p. 100 en volume et par an de 1965 à 1973, justifiant le concept de «miracle économique», la croissance s’est progressivement ralentie, accréditant l’idée que le Japon avait atteint la maturité économique dans la décennie 1990, non sans connaître un boom conjoncturel de 1986 à 1990 pour son entrée dans l’ère Heisei («Paix et concorde»).

Si depuis lors l’économie a connu des difficultés, si le système financier s’est trouvé sérieusement fragilisé, il n’en reste pas moins que les performances japonaises, appréciées sur le long terme, apparaissent exceptionnelles.

La prospérité économique semble avoir pour fondement un mode de développement choisi pragmatiquement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Modèle d’industrialisation par l’exportation, il a mis l’industrie, considérée à juste titre comme capable de conduire à la création d’emplois et à l’amélioration indispensable du niveau de vie, au service de la croissance. Les autorités nippones, guidant les entreprises vers les secteurs les mieux adaptés à la demande mondiale et vers la remontée efficace des filières de production, ont fait de l’industrie le fer de lance des échanges extérieurs. Dans le cadre d’une ouverture d’abord limitée de l’économie, progressivement accentuée, elles ont su, sous la pression occidentale ou sous celle de la crise, donner la priorité soit à la demande domestique, soit à la demande mondiale pour tirer la croissance. La question de savoir si le «modèle japonais» est transférable quel que soit l’environnement économique et social est au centre des débats occidentaux depuis les années 1980. Certaines de ses composantes intéressent de plus en plus les pays du Sud-Est asiatique: ce sont, outre les avantages comparatifs de main-d’œuvre durant les années 1960, l’effort permanent d’investissement productif et un mode de gestion efficace de la production, tout particulièrement pour des industries engagées à l’exportation.

Si la fluidité de l’économie (adaptation de l’offre et de la demande sans blocages durables de fonctionnement) a été possible, sans éviter toutefois une certaine instabilité de court terme, c’est que le Japon, compte tenu de l’importance de son marché intérieur, a su opérer une «révolution de la consommation». Celle-ci souffre cependant d’une redistribution insuffisante, qui explique partiellement la séduction qu’exerce sur les Japonais le modèle de consommation occidental (tabl. 1).

De la dynamique japonaise, il résulte que le pays apparaît comme un partenaire et un concurrent très sérieux. Troisième exportateur mondial, il accumule d’énormes excédents structurels de balance commerciale qui garantissent la sécurité vitale de ses importations, compte tenu de la faiblesse de ses ressources naturelles. Dans la décennie de 1980, il fait triompher la compétitivité de ses exportations, désormais presque inégalable dans plusieurs branches des technologies de pointe, ainsi qu’une spécialisation industrielle où les points forts traduisent l’adaptation à la demande mondiale. Les déséquilibres commerciaux suscitent des tensions avec ses partenaires. Les États-Unis et l’Europe critiquent un protectionnisme déguisé, non tarifaire, débouchant ainsi sur la mise en cause de certaines des structures économiques japonaises.

Face aux pressions accrues des pays industrialisés forts de leur solvabilité, le Japon se montre soucieux de préserver ses parts de marché et de garantir sa sécurité.

Conscient du seuil d’interdépendance économique à accepter, il est conduit à procéder, à la suite de l’accord du Plaza, à une réévaluation massive du yen et à une relance de son marché intérieur, dans la seconde moitié des années 1980, ainsi qu’à discuter de changements structurels menant à la libéralisation partielle de son économie, non sans affirmer sa pugnacité et une certaine prise d’autonomie. Riche de ses capacités d’épargne et de ses excédents courants, bénéficiant de l’endaka (appréciation du yen) depuis 1985, il accélère le recyclage mondial de ses capitaux – flux d’investissements directs, de portefeuilles et immobiliers –, accueillis contradictoirement par l’Occident comme bénéfiques et menaçants tout à la fois.

Avec les partenaires asiatiques, voisins proches, dotés en matières premières comme en main-d’œuvre abondante et faiblement rémunérée, les firmes nippones intensifient les échanges financiers et commerciaux; ces derniers sont partiellement nourris des biens issus des délocalisations industrielles japonaises accueillies avec intérêt mais prudemment. Il en résulte, pour le Japon, l’affirmation de son rôle intégrateur et de sa nouvelle puissance régionale. Celle-ci, naguère freinée par de lourds contentieux historiques et technologiques, se trouve portée par la disparition des anciennes fractures idéologiques dans cette zone asiatique.

Reste à remarquer que, pour prospérer, le Japon a besoin du monde. Soucieux de gagner en légitimité internationale et de donner un sens à sa croissance, il se pose, depuis le sommet de Toronto de 1988, comme l’un des principaux donateurs d’aide au développement des Tiers Mondes et comme un acteur de choix dans la lutte pour la défense de l’environnement. Il tente de dépasser le concept d’internationalisation, qui a servi la construction de sa puissance économique, pour développer celui de kyoseï ou symbiose, appuyant sur l’idée de coopération, et pour insister sur son rôle de contributeur à la croissance mondiale.

Son pragmatisme se trouve aujourd’hui mis à l’épreuve, puisque le Japon doit se livrer à de difficiles arbitrages: promouvoir la croissance du marché intérieur et une meilleure redistribution nationale des richesses, sans nuire aux exportations, afin de préserver pour les entreprises l’accès aux marchés les plus solvables du monde (États-Unis, Europe occidentale) ou en très fort essor (Asie de l’Est). Il prend au sérieux les revendications occidentales pour une réduction de ses excédents courants, considérée comme une condition de la stabilité des relations internationales.

Sa puissance financière, aujourd’hui considérable, autoentretenue par les revenus annuels des placements à l’étranger qui pourraient faire du Japon le rentier du monde, assure au pays une plus grande autonomie ainsi que des potentialités énormes de développement, auxquelles le monde entier ne peut manquer de s’intéresser.

L’extraordinaire croissance économique du pays s’enracine dans les premières phases de son décollage industriel. Les structures spécifiques de son économie, où ses partenaires recherchent aujourd’hui les clés de ses succès et un exemple dont il serait possible de s’inspirer, ont démontré leur capacité à engendrer des richesses. Au regard des contraintes internes et externes issues de l’évolution et de la crise mondiale, le Japon est appelé à prouver son adaptabilité et l’efficacité de son ajustement.

1. Le décollage industriel

Un grand nombre de traits spécifiques du capitalisme japonais contemporain remontent à la période d’industrialisation, récente puisque son début coïncide avec la révolution de Meiji (1868), inspirée par le désir de bâtir une puissance militaire et économique capable de faire pièce aux Occidentaux en Extrême-Orient.

Le mécanisme fondamental qui a permis la création d’une infrastructure industrielle fut, conformément au modèle général de développement économique, l’utilisation des excédents de productivité potentiels dans l’agriculture. À l’encontre de ce qui s’était passé en Grande-Bretagne, par exemple, les hausses de productivité agricole n’ont pas coïncidé avec un exode rural important, mais ont permis de faire vivre une population croissante dans le secteur industriel naissant. Ainsi, l’élevage de vers à soie, le travail du textile dans de petits ateliers étaient des opérations marginales pour les paysans, et leur organisation ne détournait aucune ressource nouvelle. On assiste donc à la création d’une industrie sans investissement important. Cela explique que la croissance ait été relativement rapide, alors que le taux d’investissement n’a pas dépassé 12 p. 100 du P.N.B. (H. Rosovsky).

L’État a donné au «décollage» de l’économie une impulsion particulièrement vive et cohérente dans le secteur de l’industrie légère et de l’agriculture; il a importé des techniques et organisé la diffusion des innovations (envoi de missions techniques en Europe, sélection des semences, achat de métiers à tisser). Dans l’industrie lourde, il a pris l’initiative de créer lui-même les entreprises les plus nécessaires au développement du potentiel économique et militaire. Enfin, il a mis en place un système de financement, fondé essentiellement sur un très lourd impôt foncier: ainsi était organisé le transfert du surplus créé dans l’agriculture vers les activités secondaires.

Le dégagement de l’épargne nécessaire au financement des investissements nouveaux s’est fait, d’une part, grâce au maintien de niveaux de vie très bas parmi les paysans et les premiers effectifs de la main-d’œuvre industrielle; d’autre part, l’impôt foncier a pratiquement prélevé tous les excédents fournis par la croissance de la productivité agricole. Dans l’industrie, l’abondance de la main-d’œuvre potentielle, l’interdiction du syndicalisme, les coutumes féodales, la concurrence internationale et les bas prix des produits exportables ont pratiquement empêché toute élévation des salaires au-dessus du niveau de subsistance. L’isolement culturel et linguistique ainsi que l’habitude d’une extrême pauvreté ont permis de maintenir de telles conditions sans que surgissent de réactions sociales trop violentes.

La croissance de la population a également joué dans le même sens: elle a fait baisser le prix du travail, ce qui a permis d’accroître les surplus d’exportations plus vite que les besoins d’importations.

Cette période d’industrialisation permit à l’économie du Japon de commencer son développement avec un taux de croissance très appréciable (environ 4 p. 100 par an de 1878 à 1940). De plus, la création d’une main-d’œuvre industrielle et, par suite, d’un marché du travail unifié, où les travailleurs auraient pu connaître une certaine mobilité de l’emploi, fut rendue très difficile du fait de l’attachement des premiers travailleurs à la campagne et de leurs retours périodiques à l’exploitation familiale; telle est l’origine des institutions spécifiques que le capitalisme japonais a dû développer, comme l’emploi permanent et le salaire de l’ancienneté, qui existent encore aujourd’hui.

2. Le dynamisme japonais

Structures démographiques

On ne peut ignorer, tant les conséquences en sont nombreuses, à quel point les données démographiques ont, au Japon, conditionné l’économie. La population commença à croître lorsque les Tokugawa mirent fin à l’isolement du pays. Elle comptait 35 millions d’habitants en 1874, 51 millions en 1912, 71 millions en 1937. Pendant cette période, son taux d’accroissement naturel fut particulièrement élevé (16 p. 1 000 entre 1925 et 1935). Après la guerre du Pacifique, le Japon dut faire face à la fois au reflux d’une population émigrée dispersée en Mandchourie, en Chine et en divers pays occupés (au total 6 millions de personnes) et à un accroissement considérable du taux de natalité, qui atteignit jusqu’à 34 p. 1 000. Aussi le gouvernement décrétat-il, en 1948, une loi dite «eugénique» destinée à diminuer le nombre de naissances, notamment en propageant l’usage de la contraception. Aujourd’hui, l’effondrement spectaculaire de l’indicateur conjoncturel de fécondité (4,54 en 1947; 1,53 en 1991) explique prioritairement que le taux de natalité soit tombé à 10 p. 1 000, alors que le taux de mortalité général est remonté à 6,7 p. 1 000. Il en résulte un très faible taux d’accroissement naturel (0,33 p. 100), soutenu par le solde net migratoire et une situation de maturité démographique. En 1992, la population était estimée à près de 124,5 millions d’habitants, soit une densité moyenne de 332 habitants par kilomètre carré. La densité est beaucoup plus forte dans la réalité, puisque les deux tiers du territoire sont montagneux et presque inhabitables.

Une telle pression démographique se fait sentir avec d’autant plus d’intensité que les terres cultivables représentent seulement 17 p. 100 d’un territoire déjà exigu.

Les superficies cultivées ne cessent de diminuer, en raison d’un grignotage rapide consécutif aux besoins croissants de l’industrie, des transports et de l’habitation dans les zones les plus peuplées et les plus recherchées. Les prix des terrains dans les régions urbaines, par ailleurs caractérisées par une sous-utilisation de l’espace constructible (beaucoup de petites maisons sans étage, maintien de parcelles rizicoles), ont ainsi atteint des niveaux vertigineux. En raison d’une fiscalité faible, jugée favorable à la propriété foncière, et compte tenu d’une très forte demande, les propriétaires ont été incités à «geler» les sols, dans l’attente de la spéculation. Cette dernière, déchaînée de 1986 à 1990, a alors revalorisé considérablement les patrimoines, débouchant sur de nouvelles inégalités au risque de faire éclater le consensus social. La tombée de la fièvre au début de la décennie 1990, sans pour autant ramener les prix au niveau de 1980, a laissé peser une inquiétude en sens inverse: une baisse trop forte, trop brutale des prix des terrains pourrait conduire à la faillite des sociétés immobilières endettées et de plusieurs banques créancières.

L’évolution naturelle de la population a conduit à un vieillissement bien marqué aujourd’hui, lié à la faible fécondité et renforcé par les progrès de l’allongement de l’espérance de vie à la naissance (soixante-dix-neuf ans pour les hommes et quatre-vingt-deux ans pour les femmes en 1992, contre respectivement soixante-quatre et soixante-huit ans en 1955). Le phénomène s’est brutalement accéléré dans la décennie 1980: il n’a fallu que vingt années pour que le poids des personnes âgées de plus de soixante-cinq ans passe de 7 p. 100 (1970) à 13 p. 100 (1992). La tendance devrait se poursuivre jusque vers 2020, date à laquelle la population japonaise (23,6 p. 100) serait l’une des plus vieilles du monde. La part des jeunes de moins de quinze ans (17,3 p. 100 en 1992) connaît une baisse qui devrait s’accentuer. Cette évolution installe une situation de pénurie de main-d’œuvre jeune, pouvant remettre en cause le système consensuel du salaire à l’ancienneté et un vieillissement de l’âge médian des actifs.

Sérieusement préoccupé par le vieillissement de la population, le gouvernement a pris la décision d’augmenter les allocations familiales, mais l’impact sur la natalité, selon les experts, ne peut qu’être limité, au regard de leur modeste niveau. Celle-ci, au demeurant, subit les effets de l’urbanisation (80 p. 100 de citadins), du manque d’espace et de l’exiguïté des logements.

Les préoccupations de la société japonaise concernent les risques d’alourdissement des charges de financement du système de sécurité sociale (par capitalisation), puisque le ratio actifs/retraités sera moins favorable (2,6 pour 1, en 2025), et celles qui relèvent des dépenses inévitables de soins médicaux et de services d’hospitalisation. Compte tenu de ce coût prévisible, le gouvernement a engagé (en 1985 puis en 1989) une réforme de la sécurité sociale, afin d’obtenir un effort financier accru de la collectivité; mais il s’est vu refuser par la chambre haute (où l’opposition est devenue majoritaire à l’été de 1989) la possibilité d’accorder le droit à la retraite à soixante-cinq ans seulement.

Le «dualisme» de l’économie

La grande entreprise japonaise est née, on l’a vu, sous la protection et souvent à l’initiative de l’État. On sait par ailleurs le rôle déterminant qu’eurent, dans l’histoire du pays, les regroupements d’entreprises, spécifiques du capitalisme japonais, comme zaibatsu (littéralement «cliques financières»). Avant la Seconde Guerre mondiale, il s’agissait de vastes conglomérats d’entreprises, appartenant aux principales branches de productions, possédées et dirigées par une famille, par l’intermédiaire d’une société de holding appelée honsha. Les zaibatsu furent tenus pour responsables des aventures militaires dans lesquelles le Japon s’engagea dès 1931: après la guerre, sur l’ordre des autorités d’occupation, ils furent dissous et démembrés. Mais, dès 1949, le changement radical de la politique américaine leur donna l’occasion de se reconstituer. Ce sont les keiretsu , constitués en conglomérats ou, mieux, en vastes «firmes-réseaux» sans statut juridique, qui représentent aujourd’hui la puissance du grand capitalisme privé japonais. Ils peuvent prendre la forme de groupements horizontaux d’entreprises solidement structurées autour d’une banque et d’une société de commerce international telle que la sogo shosha . Mitsubishi, Mitsui, Sumitomo, très représentatifs du capitalisme d’avant guerre, appartiennent à ce type, ainsi que Sanwa, Fuji, Daï Ichi. D’autres groupes ayant émergé plus tardivement, particulièrement dans l’industrie, plus spécialisés, s’intègrent verticalement comme Toyota, Matsushita, Hitachi, ou bien se constituent dans le secteur de la distribution. La cohésion de ces groupes n’est plus aujourd’hui assurée par la propriété et l’action familiales; elle est réalisée à la fois par un système de participations croisées qui soude les entreprises les unes aux autres (mais la loi interdit à une entreprise du groupe de détenir plus de 5 p. 100 du capital d’une des autres sociétés constituant ce dernier), par l’action de la banque et des organismes financiers (autour desquels se sont regroupées les entreprises membres et qui jouent le plus souvent un rôle de leader) et, enfin, par les «comités» ou «clubs» qui réunissent les dirigeants des principales firmes et assurent la coordination de l’ensemble.

Tous ces groupes s’efforcent de s’établir dans les industries de pointe et de diversifier au maximum leurs activités. Leur principal moyen d’action est la création de filiales communes (joint ventures ), la concentration et la fusion pour éviter les doubles emplois. Un certain protectionnisme intérieur joue également un rôle, mais un rôle second à côté de l’expansionnisme et de l’esprit de concurrence agressive qui est à la base de leur comportement. Cette rivalité très intense qui règne entre un petit nombre de firmes sur le marché intérieur entraîne des effets bénéfiques pour l’économie puisqu’elle suscite en permanence l’investissement productif, l’innovation technologique, les gains de productivité ainsi que le lancement de nouveaux produits et l’amélioration de leur qualité. Il en résulte aussi des prix bas, source d’une compétitivité redoutable sur les marchés étrangers. Mais la concurrence peut être synonyme d’effets pervers lorsqu’elle débouche sur des surcapacités de production. Par ailleurs, les groupes industriels qui se sont financés grâce à l’emprunt auprès des banques restent endettés, mais à de faibles taux d’intérêt.

Le second trait distinctif est l’ampleur et le rôle du secteur des petites et moyennes entreprises: en 1989, dans les seules industries manufacturières, les entreprises de moins de 300 salariés représentaient 99,5 p. 100 du nombre des établissements, 74 p. 100 des emplois et 52,3 p. 100 de la valeur ajoutée du secteur. Ces petites et moyennes entreprises peuvent être classées en deux catégories: une partie d’entre elles correspond au secteur de l’industrie «domestique», elles fabriquent avec des méthodes artisanales les produits traditionnels de consommation quotidienne; les autres sont techniquement beaucoup plus intégrées à la production industrielle moderne, les entreprises ou ateliers qui les composent étant le plus souvent sous-traitants des grandes firmes. Elles se caractérisent d’une manière générale par les bas salaires distribués ainsi que par la faiblesse du capital utilisé.

La productivité inférieure au salaire distribué (elle équivalait, en 1989, à 43,5 p. 100 de celle des établissements industriels de 1 000 salariés et plus) explique le coût élevé du travail et la réticence des patrons des petites et moyennes entreprises à mettre en œuvre la nouvelle législation de 1988; celle-ci instaure la semaine hebdomadaire de quarante heures de travail, soit mille huit cents heures annuelles – un objectif non atteint puisqu’il en était décompté deux mille huit en moyenne en 1991 (tabl. 2).

Le tissu des petites et moyennes entreprises industrielles connaît aujourd’hui des restructurations permettant la modernisation, voire une stratégie d’insertion dans le commerce mondial ou d’investissements à l’étranger, notamment en Asie du Sud-Est.

Complémentarité des deux secteurs

L’existence du dualisme en termes d’analyse économique générale tient d’abord à la rareté du capital: une fraction seulement de la main-d’œuvre cherchant à s’employer peut trouver place dans le secteur des entreprises modernes où elle bénéficie de l’emploi permanent et d’avantages substantiels en salaires et systèmes de protection sociale En 1989, les salaires moyens dans les établissements de 1 000 salariés et plus étaient supérieurs de 174 p. 100 à ceux que versaient les établissements employant de 50 à 99 personnes. Les écarts de bonus et de prestations sociales étaient plus considérables encore.

Le système «emploi à vie-salaire à l’ancienneté» n’est pas caractéristique de la situation d’ensemble des travailleurs japonais, mais il ne constitue que l’une des faces du marché du travail. Les femmes, les vieux travailleurs (réembauchés à bas prix après la retraite), les travailleurs dits «temporaires» et les membres de certains groupes sociaux marginalisés (comme les descendants d’immigrés coréens ou les burakumin) sont exclus de l’emploi à vie. Leur nombre est difficile à fixer, mais tous les spécialistes conviennent que les salariés à vie sont nettement minoritaires. Ce phénomène a contribué pour sa part à la croissance économique générale. L’existence d’une masse considérable de main-d’œuvre mal payée a joué le rôle d’une armée industrielle de réserve: frein à la hausse des salaires, elle a retardé la syndicalisation des travailleurs et donc permis le maintien prolongé d’un écart positif entre productivité du travail et salaire; en même temps, elle évitait les difficultés sociales que n’aurait pas manqué de faire naître un niveau de chômage élevé.

Enfin, l’intégration d’un nombre important de petites et moyennes entreprises à l’activité productrice des grandes firmes, notamment par la voie de la sous-traitance, comporte des avantages considérables. Elle contribue à abaisser les coûts de production en intégrant dans les processus de fabrication moderne des éléments réalisés à bas prix. Surtout, elle donne à la gestion des grandes entreprises une souplesse que paraît leur interdire a priori le système de l’emploi à vie. Les petites entreprises jouent donc un rôle d’amortisseurs des fluctuations économiques: elles permettent aux grandes affaires d’échapper en partie aux conséquences défavorables que pourraient avoir sur elles les récessions, en en transmettant les effets vers les secteurs archaïques de l’économie. Ainsi le système économique japonais bénéficie-t-il à la fois des avantages de la technique la plus avancée et de ceux que présente le travail à bon marché.

Facteurs historiques

La rapidité d’un relèvement qu’on pourrait appeler «de récupération» est un phénomène commun à tous les pays ayant subi des destructions de guerre. Ce phénomène a joué autant pour l’Italie et l’Allemagne fédérale que pour le Japon. L’existence d’installations industrielles et de circuits d’organisation économique aisés à remettre en action a facilité les premiers accroissements de la production après la guerre. On peut considérer que ce mouvement explique jusqu’en 1955, pour l’essentiel, le redressement japonais.

Ce redressement fut aidé par des facteurs historiques: le Japon dut abandonner ses anciennes colonies à un moment où, sans doute, étant donné le mouvement mondial de décolonisation, elles auraient constitué une charge. La démilitarisation rigoureuse du pays, sanctionnée par l’article 9 de la Constitution, faisait contraste avec les importantes dépenses militaires que le Japon avait dû faire avant la guerre (même pendant la période relativement normale et pacifique de 1934-1936, où elles atteignaient 7 p. 100 du revenu national). En outre, le traité de sécurité signé avec les États-Unis permit de réduire les dépenses de défense. Il en résulta, d’après les experts de l’Agence de planification, un gain en croissance que l’on peut évaluer à 2 p. 100 l’an. Depuis 1976, le seuil de 1 p. 100 du P.N.B. retenu par l’État pour les dépenses militaires est resté effectif (même s’il fut dépassé par le gouvernement Nakasone). Des facteurs tels que l’augmentation très forte du produit national brut ainsi que la détente internationale dans la seconde moitié de la décennie 1980 ne furent pas étrangers à cette relative stabilité. Celle-ci, pour beaucoup d’experts, a compté favorablement dans la réussite économique japonaise.

Enfin, les réformes imposées par l’occupant américain contribuèrent vigoureusement à briser le modèle traditionnel de la croissance japonaise: la réforme agraire incita les agriculteurs à rechercher l’amélioration de leur productivité, la création de syndicats développa l’esprit revendicatif et exerça un effet stimulant sur la demande de consommation et sur l’incitation au travail. Il n’est pas jusqu’à la dissolution des zaibatsu qui, chassant les anciens dirigeants des principales industries (banto ), ne permit d’y développer un esprit neuf et une véritable révolution dans l’organisation et la gestion des entreprises.

Ajoutons que la rupture brutale de tous les liens avec les idéologies du passé incita les Japonais à se lancer dans la voie économique, où pouvait se concrétiser leur extraordinaire appétit de compétition avec les pays industrialisés du monde occidental.

Le boom des investissements

Le premier élément de la croissance économique japonaise est évidemment le niveau particulièrement élevé des investissements. En 1990, le taux de formation brute de capital fixe, qui atteint encore 32 p. 100 du P.I.B. (deux fois celui des États-Unis), demeure le plus fort taux d’investissement productif des sept pays les plus industrialisés du monde.

L’explication essentielle de ce boom des investissements n’est autre que le rattrapage technologique auquel le Japon a dû se livrer depuis la guerre: l’importation des techniques étrangères commença dès 1950 et atteignit son plus haut point vers 1964. Le Japon comblait ainsi le fossé qui séparait ses méthodes de production des procédés en usage dans les pays les plus avancés. Il économisait de la sorte des tâtonnements, les coûts de la recherche, et, grâce à la qualité de sa main-d’œuvre et à la capacité d’adaptation de ses chefs d’entreprise, il réussissait à assimiler les technologies les plus perfectionnées. Bien plus, il leur apportait les adaptations nécessaires et de constantes améliorations, réduisant souvent de façon notable les coûts de production.

La demande d’investissement correspondait pour une part à l’accroissement de la demande de consommation: l’élévation des niveaux de vie sollicitait la création de l’industrie d’équipement nécessaire à la production des biens de consommation. Pour une autre part, elle découlait de cette création même, dans un processus cumulatif ininterrompu que les Japonais appellent le «cercle vertueux». Enfin, la demande sur le marché mondial contribua elle aussi à nourrir le processus. Elle fut opportunément utilisée par le Japon. Ce dernier accrût fortement ses exportations industrielles, tirant parti de la libéralisation tarifaire des échanges de produits manufacturés, issue de l’accord du Tokyo Round, et d’une perméabilité réelle bien qu’inégale des marchés les plus solvables du monde, qui furent à nouveau en croissance à partir de 1984. Le redéploiement sectoriel rapide face à la crise et aux mutations de la demande mondiale, le pays gardant «une longueur d’avance» sur ses partenaires, rend compte de la souplesse d’adaptation des entreprises et de leur efficacité à conquérir les parts de marchés (tabl. 3 et 4).

L’effort d’investissement des grandes firmes (notamment celles qui étaient engagées à l’exportation), orienté, dans les années 1950-1965, vers les secteurs du textile et des industries lourdes puis vers ceux de l’automobile et de l’électronique grand public, dans les années 1965-1975, s’est ensuite déployé en direction du secteur des «puces», à l’amont (remontée de la filière de production électronique). Depuis le milieu des années 1980, le secteur des industries intensives en matière grise (logiciels, ingénierie financière) émerge, indiquant les nouvelles ambitions technologiques japonaises.

On ne peut donc s’étonner que la structure industrielle japonaise en soit aujourd’hui profondément transformée. La part des industries légères (et particulièrement textiles) dans le total du produit de l’industrie a considérablement baissé. En revanche, celle des industries lourdes et d’équipement (produits chimiques, produits métalliques, machines, composants) atteignait à la fin des années 1980 le chiffre de 65,9 p. 100 (contre 56,4 p. 100 en 1960 et 62 p. 100 en 1967), selon la répartition effectuée par le Census of Manufacturers japonais.

L’expansion économique doit donc être mise en relation non seulement avec le niveau élevé des investissements, mais encore avec leur distribution, caractérisée par une très faible proportion de fonds investis dans la construction de logements et les équipements collectifs; ainsi, tous les capitaux disponibles ont été concentrés sur l’équipement de l’industrie privée.

Reste à savoir comment a été rendu possible le financement de ces investissements. Plusieurs phénomènes ont concouru à augmenter l’écart entre le revenu et la consommation, puis à fournir aux entreprises un système de financement correspondant à leurs besoins.

Les investissements et le perfectionnement constant des techniques ont provoqué une amélioration rapide de la productivité globale du travail et du capital. En revanche, le modèle de consommation n’a changé que très lentement et seulement à partir des années 1960. La combinaison de ces deux mouvements a créé une conjoncture favorable à l’épargne, qui, à son tour, a fourni les capitaux nécessaires. Dans ces conditions, tout progrès de la productivité a entraîné un progrès parallèle de l’épargne. Une illustration de ce mécanisme est donnée par la relation entre les salaires et la productivité du travail (tabl. 5). Dans la plupart des branches, en effet, la productivité s’est accrue plus rapidement que les salaires, ce qui a permis à la fois la réduction des coûts de production et l’accroissement des marges bénéficiaires, source de réinvestissements importants. De ce fait aussi, les exportations japonaises ont vu leur compétitivité renforcée, car, dans la plupart des pays industriels, la situation était inverse, du moins pendant la phase des Trente Glorieuses, et les salaires augmentaient plus vite que la productivité.

Reste à remarquer que le financement des investissements des entreprises a été très facilité par un recours massif aux concours bancaires à faible taux d’intérêt, surtout durant la période de la haute croissance, alors que les marchés de capitaux japonais se trouvaient encore peu développés. En revanche, ceux-ci ont offert de nouvelles opportunités aux entreprises à partir du milieu des années 1970 et surtout 1980 en raison de leur rapide essor, consécutif à la libéralisation financière progressivement engagée par l’État et liée à l’affirmation du rôle du Japon dans les échanges mondiaux.

Facteurs structurels

Le prix du travail et son évolution

Si le prix du travail n’a pas augmenté plus vite, c’est d’abord en raison de l’abondance de la main-d’œuvre, elle-même liée au surpeuplement et au sous-emploi dans le secteur agricole (cf. figure). Il est vrai que cette surabondance s’est à peu près réduite depuis 1960, mais il n’en demeure pas moins que la main-d’œuvre n’a pas constitué un facteur limitatif de la croissance, à la différence de ce qui s’est passé dans d’autres pays industriels; la comparaison avec l’Allemagne de l’Ouest est, à cet égard, pleinement probante. L’une des sources de l’afflux régulier de la main-d’œuvre dans l’industrie japonaise fut évidemment le secteur agricole surpeuplé, chaque famille paysanne ne disposant que de 80 ares de terre environ. Après des décennies de stabilité, la population agricole a connu une diminution massive: enregistrant un exode particulièrement marqué entre 1960 et 1980, elle a vu passer ses effectifs de 6,18 millions en 1950 à 3,8 millions en 1990, parallèlement à un vieillissement accéléré. Pour environ 31 p. 100 d’entre eux, les agriculteurs envisagent encore de quitter la terre, d’après un sondage de 1992. Par ailleurs, l’État, dans le cadre de sa nouvelle politique agricole et alimentaire (1992), souhaite une stabilisation à 2,5 ou 3 millions à l’entrée dans le XXIe siècle. C’est donc de moins en moins dans le monde agricole et dans le monde rural (46 p. 100 de ruraux dans la population en 1950, 16 p. 100 en 1988) que l’économie peut satisfaire ses besoins en main-d’œuvre peu chère.

Si la structure par âge fut longtemps favorable à l’augmentation rapide de la population en âge de travailler et au renouvellement de ses effectifs à l’entrée sur le marché du travail, elle le devient de moins en moins, du fait du vieillissement accéléré de la population. Aussi les entreprises, particulièrement dans le secteur des industries engagées à l’exportation, se préoccupent-elles de l’augmentation du coût du travail, qui devrait s’accélérer au regard de l’évolution naturelle. En revanche, la réduction prévue par la loi de la durée hebdomadaire du travail pourrait être compensée par de nouveaux gains de productivité du capital (par la robotisation).

Néanmoins, la question des réserves de population active présentant encore un avantage comparatif se trouve posée. La population féminine semble offrir des opportunités. Selon certains, les femmes japonaises, arrivées plus tardivement que les hommes sur le marché du travail, risquent de se voir confinées, et durablement, dans des postes mal ou sous-rémunérés, principalement dans les petites et moyennes entreprises. Concourant aujourd’hui fortement à l’accroissement du taux d’activité, elles désirent non seulement disposer de ressources personnelles propres à favoriser leur épanouissement mais aussi vivre en ville, surtout dans les plus grandes, mais où la vie est très chère. Il reste que les femmes peuvent difficilement s’intégrer dans le système de l’emploi à vie des grands groupes puisque, sous la pression vraisemblable du consensus social, elles s’éclipsent du marché du travail durant toute la période d’éducation des enfants.

L’immigration représente un flux en lente augmentation et surtout clandestin dont l’origine se situe essentiellement en Asie du Sud-Est et de l’Est, tant sont grands les écarts de développement avec le Japon. Les immigrés, moitié moins rémunérés que les Japonais, sont employés dans les petites et moyennes entreprises; leur nombre devrait s’accroître au regard des tensions prévisibles sur l’emploi.

Des palliatifs se mettent en place au sein des entreprises, tels que l’emploi des retraités, une prise en considération du mérite et le recul de l’âge de départ à la retraite (aujourd’hui, ce sont les deux tiers des entreprises qui fixent ce dernier à soixante ans, au lieu de cinquante-cinq ans dix ans plus tôt).

Le financement spécifique de l’économie

Si les mouvements divergents de la productivité et des salaires expliquent pour l’essentiel l’importance du surplus à investir, il faut rappeler également que l’épargne au Japon est extrêmement élevée par rapport à l’avant-guerre et par rapport à d’autres pays. L’épargne des ménages, marquée depuis 1975 par une tendance à la baisse (taux égal à 20-22 p. 100 en 1975) réduisant l’écart avec les pays européens occidentaux, représente l’équivalent de 15,2 p. 100 du revenu net disponible en 1992 (contre 14,6 p. 100 en 1991). Elle demeure cependant la plus élevée parmi les pays industrialisés.

Quant à l’épargne nationale, son taux est toujours resté supérieur à 30 p. 100 du P.N.B. dans la décennie de 1980 (34,6 p. 100 en 1990), soit le double de celui des États-Unis.

Aux causes déjà énoncées, il faut ajouter l’insuffisance des formes collectives d’épargne (notamment de la sécurité sociale), qui pousse les ménages à constituer des réserves en vue de la vieillesse ou de la maladie, et le sentiment subjectif d’insécurité. Dans le même sens jouent la crise du logement, les divers systèmes coutumiers de versement des salaires (primes importantes deux fois par an) ou de retraites.

Le système bancaire a mis les dépôts qu’il a pu collecter au service des besoins financiers des entreprises. Cette «transformation des épargnes» s’est faite avec un grand libéralisme: les banques commerciales, se sachant soutenues par la Banque du Japon, ont souvent dépassé leur propre capacité de prêt. Il en est résulté une situation de surendettement qui a été souvent critiquée par les économistes étrangers, la gestion des banques et des entreprises japonaises paraissant risquée et peu orthodoxe.

Les banques commerciales, continuant à vivre au-dessus de leurs moyens, ont, durant le boom Heisei, cherché à profiter des plus-values boursières rendues possibles par la surcote des titres et prêté des masses énormes de capitaux. En effet, la spéculation effrénée qui a caractérisé cette période, soutenue par une politique d’abondance monétaire et de bas taux d’intérêt destinée à contrebalancer la forte appréciation du yen, a fait «flamber» bien au-delà de leur valeur réelle les cours des actions, les prix du foncier et de l’immobilier.

Au début de la décennie de 1990, les banques japonaises se sont trouvées frappées de plein fouet par la politique d’austérité monétaire destinée à dégonfler la bulle spéculative et à casser les tensions inflationnistes. La fragilité de leurs bilans s’est brutalement révélée. Non seulement elles subissent l’amputation de leurs fonds propres, consécutive à la dévalorisation de leurs portefeuilles de titres en situation de décote, mais elles sont victimes aussi des pertes de leurs débiteurs, sociétés immobilières et entreprises qu’elles ont aidées à spéculer. Le système bancaire doit ainsi faire face à une double difficulté: celle de mettre au point des réponses à la masse des créances douteuses correspondant aux prêts énormes distribués durant la spéculation, alors que la Bourse a chuté, et celle d’atteindre le «ratio Cooke», le ratio de solvabilité mis en place en 1991 par la Banque des règlements internationaux.

Les conséquences économiques de la fragilisation d’une des composantes majeures du système financier du pays paraissent non négligeables. Compte tenu de la réduction prévisible des crédits bancaires et d’un renchérissement des coûts de financement, les entreprises vont devoir réviser leurs résultats financiers à la baisse. Les industriels se montrent particulièrement critiques à l’égard des banques. Celles-ci s’engagent dans des restructurations massives par fusions afin d’assainir leur position et d’atteindre la taille critique, sous l’aiguillon aussi de la concurrence qui se voit stimulée par le décloisonnement bancaire depuis 1992 et par la libéralisation des marchés de capitaux japonais.

Au demeurant, ni les banques, ni les maisons de titres, ni les compagnies d’assurances, malgré les difficultés, ne se trouvent dans une situation désastreuse. Elles restent, pour les plus importantes, en tête des classements internationaux. Néanmoins, le système bancaire risque de voir son rôle de financement de l’économie nationale diminuer, au profit des marchés de capitaux japonais de court et de long terme, tout en devenant plus transparent et plus fort.

Le mode de gestion de la production

Le mode de gestion de la production des entreprises s’est progressivement développé au Japon. Tout d’abord ponctuellement mis en place à l’usine principale de Toyota, au début des années 1960, il est issu de l’invention de l’ingénieur Taiichi Ohnoe pour dépasser la productivité américaine dans l’industrie automobile. Il s’est ensuite généralisé au sein de l’appareil productif, notamment dans les branches des industries exportatrices, tandis que son efficacité prenait valeur de modèle aux yeux des partenaires occidentaux, remettant en cause le mode américain de gestion de la production que le Japon avait intégré après la Seconde Guerre mondiale.

Le «système de Toyota» se trouve commandé par deux objectifs majeurs: celui de lutter contre tous les gaspillages, aussi bien de produits, de temps que de capital, ce qui doit déboucher sur la suppression des stocks, et celui, lié au précédent, d’abaisser en permanence les coûts de production – un objectif jugé d’autant plus nécessaire que le yen, fortement apprécié depuis 1985, peut nuire aux flux d’exportations. Le résultat recherché concerne l’accroissement de la productivité du capital et du travail, de bas prix de vente et des suppléments de profits pour les entreprises.

Le toyotisme se donne pour moyens de produire «juste à temps» et en «flux tendus», ceux-ci étant guidés par l’aval. L’avantage en est que l’offre s’adapte rapidement à la demande. La qualité des produits, activement recherchée dans le cadre des cercles de qualité inspirés des propositions de l’Américain Deming après la Seconde Guerre mondiale, témoigne d’un souci de rigueur et de compétitivité.

Au-delà de l’organisation technique de la production, où le décloisonnement des ateliers est une nouveauté par rapport au modèle américain, le système japonais, qui a transformé le taylorisme, se présente plus encore comme une forme spécifiquement japonaise de rapport salarial. Il incite à une mobilisation intense des individus, qui se trouvent soumis à des cadences de travail très rapides, à une pression prégnante des supérieurs hiérarchiques pour «faire toujours mieux» (tabl. 6). En contrepartie, le système laisse espérer des promotions salariales grâce auxquelles les intérêts de la communauté de travail sont susceptibles d’être respectés.

Des phénomènes d’exclusion – que l’on rencontre aussi en Europe et aux États-Unis– résultent de ce management à la japonaise pour les cadres moyens ou supérieurs comme pour les sous-traitants eux-mêmes qui ne peuvent supporter trop longtemps le stress des cadences, des ordres, des pressions, avec le risque de karoshi , c’est-à-dire de mort par surmenage au travail.

La transposition du «modèle japonais» de gestion de la production, même si le Japon ne prétend pas être imité, fait l’objet de débats contradictoires en Occident. Une étude du M.I.T. sur l’industrie automobile, The Machine that Changed the World , insiste sur la transférabilité, sous condition de pouvoir respecter la rigueur, dans la gestion de l’espace comme du temps, et de mobiliser les hommes en permanence (tabl. 7).

La nouvelle ambition technologique

C’est bien aujourd’hui le Japon qui, parmi les pays industrialisés, enregistre la plus forte croissance des dépôts de brevets à l’étranger, notamment sur le marché des États-Unis et à un rythme plus rapide que les Américains sur leur propre territoire, signe de l’engagement japonais dans la compétition technologique, pour la conquête des marchés extérieurs et domestiques. L’effort de recherche, financé à 80 p. 100 par les groupes, s’intensifie, atteignant 3 p. 100 du P.I.B. en 1992 (contre 1,5 p. 100 vingt ans plus tôt). Longtemps concentré sur la recherche appliquée, il mise sur la science et sur la recherche fondamentale, où le Japon accuse un net retard vis-à-vis des États-Unis. La mobilisation des acteurs est totale pour une nouvelle fuite en avant où se distinguent les secteurs de l’énergie, des nouveaux matériaux, des biotechnologies, de l’aéronautique.

3. Le Japon dans la crise de l’économie mondiale

Le comportement de l’économie japonaise depuis la crise nous fournit un nouvel éclairage sur ses mécanismes profonds.

Le premier choc pétrolier marqua la fin de cette période euphorique. L’activité freina profondément en 1974 et 1975 (taux de croissance de – 1,5 p. 100 et – 2 p. 100), alors que l’inflation se développait.

Cependant, la croissance devait reprendre dès 1976, à un rythme réduit de moitié (5 p. 100 contre 10 p. 100). En même temps, l’inflation se résorbait et la productivité retrouvait son trend à la hausse dans l’industrie. On peut se demander comment s’est opéré l’ajustement de l’économie japonaise devant faire face à la fois à la hausse des prix du pétrole et à la récession mondiale.

Une fois de plus, c’est l’ensemble du système d’emploi et de négociations salariales qui permet l’ajustement à la baisse, comme il l’a facilité à la hausse. On observe, en effet, une baisse des effectifs industriels, particulièrement rapide dans les grandes entreprises (par le moyen du ralentissement de l’embauche, de départs anticipés à la retraite, de mutations dans les entreprises sous-traitantes). Alors que le chômage ne progresse que de manière très limitée (passant de 1,1 p. 100 en 1970 à 2,2 p. 100 en 1981), les heures supplémentaires s’abaissent fortement, tandis que les salaires nominaux eux-mêmes connaissent une diminution. Mais, surtout, on enregistre une très forte pression sur les travailleurs indépendants dont le revenu moyen n’a pas cessé de baisser (ce revenu moyen représentait 85 p. 100 du salaire moyen en 1970; il n’était plus que de 65 p. 100 en 1979). Il y a donc une grande souplesse dans la régulation de la masse salariale qui a permis dans une conjoncture difficile la reconstitution des marges de profit de grandes sociétés, et donc de nouvelles avancées en matière de compétitivité internationale.

Lors du second choc pétrolier (1979), la voie est tracée pour ainsi dire et les mêmes résultats seront atteints beaucoup plus rapidement: la restauration de l’équilibre de la balance des paiements n’aura demandé que dix-huit mois. Une légère baisse du pouvoir d’achat des salaires renforcée par la segmentation du marché du travail, accompagnée par une dépréciation des termes de l’échange, profitera à nouveau aux entreprises exportatrices et leur permettra d’éliminer rapidement le déficit créé par la hausse des produits pétroliers.

C’est donc une rigoureuse politique des revenus qui est à l’origine du redressement de l’économie japonaise. On constate néanmoins que la croissance dépend, avant tout, des succès remportés sur les marchés extérieurs, et cela donne la mesure de la fragilité de la situation japonaise, car, pour maintenir la croissance, il faut maintenir un fort taux d’accroissement des exportations, ce qui se heurte à la réaction des États-Unis et des pays de la C.E.E. qui connaissent déjà de forts déficits commerciaux avec le Japon et qui sont tentés par le renforcement des mesures protectionnistes.

Des deux chocs pétroliers, les autorités japonaises ont tiré les leçons nécessaires pour mieux assurer la sécurité énergétique (le Japon ne peut négliger les risques liés à un taux de dépendance pétrolière de 99,7 p. 100 en 1991). Sa réponse s’est orientée non seulement en direction d’une lutte contre le gaspillage énergétique, mais aussi vers une diversification de son bilan de production et de consommation. Aux mesures visant à promouvoir l’énergie nucléaire s’ajoutent les décisions de faire régresser la part du charbon national, polluant, et de renforcer l’utilisation du gaz naturel, énergie «propre», dont l’archipel est, sous la forme liquéfiée, le premier importateur mondial. Le souci de l’environnement reste à l’ordre du jour.

L’entrée dans la décennie de 1990 paraît bouleversée par un ralentissement de la croissance économique, nettement marqué à partir du printemps de 1991 (le taux de 2,4 p. 100 en 1992 est proche de la moyenne de l’O.C.D.E., 2,2 p. 100). L’économie japonaise enregistre une stagnation de la demande, un ralentissement de l’investissement privé, deux moteurs qui avaient été puissants. Il s’ensuit une diminution de la production industrielle dans les branches jusque-là dynamiques (automobile, électronique) et des faillites d’entreprises, dans un contexte de morosité boursière et bancaire.

Il est clair que des facteurs de ralentissement se sont installés dans le système économique, ce qui pose la question de savoir s’il s’agit d’une crise nouvelle d’ajustement ou d’une crise de «modèle». Des explications mettent l’accent sur les effets de la politique de relèvement des taux d’intérêt, de type déflationniste, et sur la contraction des crédits bancaires.

Les réponses des entreprises s’orientent, une fois de plus, vers la réduction des heures supplémentaires et des primes, et vers la baisse de la rémunération des heures supplémentaires (pour la première fois depuis cinq ans), ce qui accentue la faiblesse de la demande de consommation, alors que les coûts unitaires de la main-d’œuvre augmentent. Les solutions de l’État passent, depuis la mise en œuvre, en août 1992, d’un plan de relance, par des dépenses budgétaires d’un énorme montant, équivalent à 2,3 p. 100 du P.N.B., destinées à de grands travaux d’investissement public dans le domaine des infrastructures de transport, d’enseignement, d’aide aux collectivités locales et de recherche. La croissance devrait s’en trouver stimulée, ainsi que le bien-être de la population. L’État n’est pas limité dans sa marge de manœuvre budgétaire. Néanmoins, le recentrage de la croissance sur le marché intérieur, qui se heurte à la stagnation actuelle de la demande, n’est pas suffisant aujourd’hui pour entraîner l’économie japonaise. Les énormes excédents de balance commerciale et de balance courante (tabl. 8), sources de déséquilibres économiques avec les partenaires – et de plus en plus mal ressentis par ceux-ci –, mais indispensables à la fluidité du marché domestique, poussent le Japon à plus de coopération. Le pays va vers une internationalisation financière accrue (Kokusaï Ka ), jouant comme facteur d’intégration régionale de la zone asiatique (tabl. 9).

Le Japon a peut-être quelques chances de parvenir à cet objectif un peu avant les autres, étant donné la remarquable souplesse de son aménagement institutionnel, industriel et commercial, et les qualités exceptionnelles de sa main-d’œuvre et de son «management».

Encyclopédie Universelle. 2012.

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